OPINION

Maroc &endash; Algérie

Le sens du droit et le respect des peuples (1ère partie)

par Hafida Ameyar
Journaliste et auteur du livre : Sahara occidental. Que veut l'ONU. Casbah Editions. Alger, 2001

Texte publié dans le magazine Les Débats, édition du 1er au 7 janvier 2003

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Le Maghreb doit-il être approché à travers seulement le couple Maroc-Algérie ? C'est en tout cas ce que nous suggère l'ouvrage de l'historien français, Benjamin Stora, intitulé Algérie-Maroc. Histoires parallèles, destins croisés (1).

Benjamin Stora est allé vivre quelques années au Maroc, pour réaliser cette recherche comparative entre le royaume chérifien et l'Algérie. L'ouvrage en question, publié en septembre 2002, tente d'approcher les deux "faux frères" du Maghreb. Il signale, dès le départ, que la "formation d'un couple algéro-marocain peut être le moteur d'une dynamique régionale" (p. 9), en ce début du IIIe millénaire. Au quotidien El Watan (édition du 26 novembre 2002), l'auteur a expliqué son intérêt à l'espace maghrébin, affirmant que "la question des blocs régionaux est plus que jamais posée", pour affronter les défis de la mondialisation économique et pour exister face à l'Europe.

L'historien nous livre, dans son étude comparative, plusieurs concepts (pp. 13 et 14), tels que "la nation", "l'Etat-nation", "la temporalité", "a territorialité", "l'espace politique", "les frontières" et "la géographie", en sachant pertinemment que la nation moderne est une construction nouvelle, qu'elle est le fruit d'un long processus de l'histoire humaine, qu'elle est une transformation des formes précédentes d'organisation des sociétés humaines. En sachant que les ensembles régionaux (par exemple le Maghreb) ne peuvent se réaliser véritablement, si le processus d'Etat-nation n'est pas arrivé à maturité, dans chaque pays concerné par ces constructions. A moins qu'un coup de pouce soit donné par d'autres parties, l'Union européenne et/ou les Etats-Unis, afin de permettre à ces Etats "sous-développés" de bénéficier de la règle d'or de la transition.

Qualifier l'Algérie de "nation tardive" et faire ressortir "l'histoire longue" du Maroc, c'est aller à contresens de l'histoire de chacun de ces pays. C'est aussi faire abstraction de l'histoire contemporaine et des réalités marocaine et algérienne, marquées par la même nature de problèmes : sous-développement, islamisme, atteintes aux droits de l'homme…

Poser le problème comme l'a fait Stora, risquerait, à notre avis, de passer outre les grands acquis de l'humanité, à savoir : le droit naturel et la morale universelle, le droit international public et le droit des peuples à l'autodétermination, consacré notamment par la Résolution 1514, qui a été adoptée par l'Assemblée générale des Nations unies, le 14 décembre 1960. Cela risquerait aussi de faire le jeu des gouvernants maghrébins et des anciennes puissances coloniales, qui excellent dans l'art de l'amnésie organisée, passant sous silence ou dénigrant l'histoire passée, antérieure à l'Islam, l'époque de la civilisation islamique et la période coloniale.

Le raisonnement de l'historien français nous focalise sur des "détails" certes importants, mais qui nous éloignent de l'essentiel.

La devise de la division

En 1922, la section nord-africaine de l'Union intercoloniale est créée par l'internationale communiste, en France. Cette section et le congrès des ouvriers nord-africains de la région parisienne (qui a été constitué en décembre 1924 par les travailleurs algériens) donneront naissance en 1926 à une association, dénommée Etoile nord-africaine (ENA).

Nous pouvons aisément imaginer l'état d'esprit des salariés maghrébins, enthousiasmés particulièrement par la Révolution d'octobre de 1917 et par l'expérience, même courte, de la République du Rif (Maroc) de 1921-1926. Des nationalistes qui voulaient en finir avec la machine coloniale et son lot de répression et de violences.

Seulement, les colonisateurs français et espagnols en ont décidé autrement, en divisant pour régner, en utilisant les Marocains, les Tunisiens, les Sahraouis, les Mauritaniens et les Algériens, comme chair à canon, pour leurs propres conquêtes et contre d'autres peuples. C'est ainsi que des Maghrébins et des Africains en général, enrôlés dans les armées coloniales, ont combattu les républicains du Rif, au début des années 1920.

Défenseur des peuples colonisés et d'un Maroc libéré de la tutelle coloniale et celle du sultan, le leader rifain, Abdelkrim El Khettabi, a tenu tête aux deux armées, avant de se rendre en 1926.

Benjamin Stora aurait dû, peut-être, aborder le côté complaisant, voire complice des sultans marocains, pendant l'occupation étrangère, la déception et les frustrations des descendants de Abdelkrim et ceux des combattants de l'armée de libération marocaine (ALM), qui se disent trahis par le sultan et par des leaders du parti nationaliste Istiqlal.

C'est sous Moulay Youcef que le traité de Fès, établissant le protectorat, a été signé en 1912. C'est sous son règne que la "pacification » répressive du Maroc a été menée. Mohamed V accède au pouvoir en 1927 et ne remet pas en cause la politique colonialiste de pacification, qui prendra fin en 1934. La déposition par la France du sultan Mohamed V en 1953, puis son rétablissement trois ans plus tard, le rôle joué par certains responsables de l'Istiqlal, dans cette tranche d'histoire et le nettoyage - parfois physique - entrepris dans les rangs des combattants de l'ALM, finiront par minorer les voix hostiles au sultan et imposer le caractère héréditaire de la monarchie : Mohamed s'autoproclame roi du Maroc, une année après la fin du protectorat (1957), et nomme son fils Moulay Hassan, prince héritier.

Ces précisions sont très utiles, puisqu'elles contredisent les «droits historiques» du palais royal, relatifs aux revendications territoriales, et même les arguments "d'allégeance", présentés par le royaume chérifien, pour le cas de certaines tribus du Sahara occidental.

Les puissances coloniales, en particulier la France, vont exploiter la renaissance islamique, qui est apparue à la seconde moitié du XIXe siècle au Moyen-Orient et qui a fait des adeptes au Maghreb, pour arriver à leurs fins.

On se rappelle certainement la fameuse fatwa d'El Zaïtouna, cautionnée par les savants moyen-orientaux, qui condamnait la révolte de l'émir Abdelkader (Algérie). On se rappelle aussi peut-être la visite en 1903 de Mohamed Abdou, un des animateurs du réformisme musulman, en Algérie. Ce dernier, contacté par le gouverneur de l'Algérie, prononça une fatwa qui condamna la résistance anticolonialiste, sous prétexte qu'il était permis de vivre sous le joug des «hommes du livre».

Le colonisateur va jouer la carte religieuse et ethnique, confondant sciemment nationalisme et Islam, distinguant les "Arabes" des "Berbères », les "Musulmans » des "Juifs" et les "Musulmans" des "Européens", s'immisçant dans les questions du culte musulman en Algérie et promulguant le Dahir berbère au Maroc, en 1930, avant de venir à bout de la résistance rifaine, en 1933-1934. Même le travail d'évangélisation, mené par des missionnaires chrétiens sera soutenu financièrement par l'administration coloniale, l'essentiel - entendons-nous bien ! - était de particulariser les populations, en vue de les opposer les unes contre les autres, au moment opportun.

Nationalisme libérateur et nationalisme oppresseur

Compte tenu de ces facteurs, nous ne pouvons pas approcher le "nationalisme maghrébin" de la même manière que l'historien Stora (pp. 16,17,20,22,54 et 65). Nous ne pouvons pas aborder un tel concept, sans examiner la particularité de la colonisation française en Algérie.

La nature de l'occupation sur le territoire algérien, une colonisation de peuplement et d'assimilation, a placé les Algériens parmi les avant-gardistes de la décolonisation et en a fait, dans le même temps, des «demandeurs», en termes d'organisation, d'alliances et d'aides.

Cet élément, auquel il faudra ajouter la création, à Alger, du comité français de "libération nationale", pendant le seconde Guerre mondiale (2), la répression sanglante du 8 mai 1945 et le piège dans lequel est tombé la direction du parti Istiqlal, après la déposition du sultan Mohamed V, ainsi que le redéploiement des forces coloniales dans le territoire algérien, avec tout ce que cela sous-entend comme travail de propagande, de sape, de noyautage et de violences, ont sûrement contribué à la formulation de la revendication nationale, qui s'appuiera, désormais, sur les concepts d'Algérie, de nation algérienne et d'action algérienne. Une revendication (3) qui portera clairement sur la "libéralisation totale" de l'Algérie, c'est-à-dire politique, sociale et culturelle. Une revendication qui rejettera l'idée d'une Algérie "devenue l'Eldorado de tous les Français et Européens en détresse, qui ont vu dans notre pays une source de richesse facile" (3). Et, qui relèvera que l'économie nationale a été transformée, par la grâce de l'union douanière avec la France et le monopole du pavillon dont celle-ci disposait, en "simple accessoire et tributaire perpétuelle de l'économie française" (3).

A la fin des années 1940, les nationalistes algériens étaient conscients que l'occupation de leur territoire faisait partie du vaste problème colonial et que la paix dans le monde dépendait de la mise en œuvre du processus de décolonisation. C'est la raison pour laquelle, ils distinguaient le "nationalisme libérateur" du "nationalisme oppresseur", "d'essence impérialiste". Le premier type de nationalisme était défini comme une réaction contre les atteintes à l'intégrité nationale et contre l'annexion, comme une affirmation des valeurs nationales et la volonté de les faire triompher. Quant au nationalisme oppresseur, celui-ci se distinguait par l'expansion et l'asservissement.

Théoriquement, les autorités d'Alger ont partout défendu et de tout temps le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes et le respect des frontières héritées de l'ère coloniale. Pratiquement, elles ont respecté cette position rigoureusement, pendant la guerre de libération et après l'indépendance. Autrement dit, la position algérienne reste constante et de principes.

Le Maroc, de son côté, veut imposer sa vision expansionniste et ce, depuis la fin du protectorat, en mettant en avant des revendications territoriales. Fait déroutant, l'attitude de la monarchie alaouite a été adoptée, au moment où les puissances coloniales étaient invitées par les Nations unies à se défaire de leurs possessions, dans le cadre du processus de décolonisation.

En février 1958, le roi Mohamed V, en rivalité avec le président de l'Istiqlal, Allal El Fassi, met à profit les thèses de ce dernier, défendant l'idée d'un «Grand Maroc», qui comprendrait une partie du territoire algérien (villes de Béchar et de Tindouf, ainsi qu'une partie du Sahara algérien), le nord du Mali, le Sahara espagnol (l'actuel Sahara occidental et la région de Tarfaya-Tan-Tan), la Mauritanie et toute la région allant jusqu'au Soudan et au fleuve Sénégal. Il prend position, pour la première fois, sur le problème du Sahara espagnol et de la Mauritanie (sous occupation française), au nom de prétendus liens d'allégeance. Il n'est pas à exclure également l'idée d'une certaine rivalité existant entre le palais royal et Madrid : une rivalité qui n'échappe pas, à la fois, à l'ordre colonial de l'époque et au regard de la France, en sa qualité de puissance dominante - qui supervisait tout dans la région nord-africaine - et de protectrice de la monarchie marocaine.

C'est ainsi qu'en avril 1958, la région de Tarfaya-Tan-Tan est cédée au Maroc par l'Espagne, acculée par les coups portés par la résistance sahraouie et par la demande marocaine, et désireuse de garder ses autres colonies. En 1969, le royaume chérifien finit par arracher Ifni aux autorités espagnoles, profitant des pressions de l'ONU exercées sur Madrid, laquelle était invitée à respecter ses engagements vis-à-vis du peuple sahraoui. L'Espagne gagnera, en contrepartie, un droit de pêche pour une dizaine d'années.

L'indépendance de la Mauritanie, en 1960, est vue d'un très mauvais œil, par Rabat. Mais, que peut faire la monarchie devant la décision de la France, sinon chahuter, en brandissant les "repères historiques". La Mauritanie, une fois admise, en 1961, aux Nations unies, sera, néanmoins, boudée, parfois menacée et agressée par le royaume du Maroc.

A la conquête de nouveaux territoires

Au cours de l'été 1961, le roi Hassan II presse les leaders algériens et met sur le tapis des revendications sur une partie du sud de l'Algérie. Il obtient, à l'époque, un accord secret du gouvernement provisoire algérien (GPRA), qui stipule que "le problème territorial posé par la délimitation imposée arbitrairement par la France entre les deux pays, (…) trouvera sa solution dans des négociations entre le gouvernement du royaume du Maroc et le gouvernement de l'Algérie indépendante". Comme nous le voyons, les deux parties ont laissé la porte ouverte aux négociations qui, reconnaissons-le, peuvent aboutir à quelque chose, comme elles peuvent ne déboucher sur rien de concret. En signant un tel accord, avec un tel contenu, les autorités d'Alger optent pour la position tactique, en attendant que les choses aillent mieux pour elles. L'option de la prudence adoptée par la partie algérienne, semble prendre en compte le contexte de l'époque, la situation interne très difficile pour les nationalistes algériens et, surtout, la connaissance des mœurs du palais.

En 1963, le Maroc profitera de la crise politique en Algérie, pour agresser cette dernière : la «guerre des sables» (4) est déclenchée et sera vite stoppée, grâce à la médiation de personnalités et de pays dits du Tiers-monde.

Onze plus tard, soit en 1974, le royaume chérifien est informé des intentions de l'Espagne, qui venait de promettre, à la communauté internationale, l'organisation d'un référendum d'autodétermination au Sahara occidental, durant le premier semestre de l'année suivante. Le roi Hassan II, en prise avec le mécontentement social et la révolte des officiers des forces armées, qui remettaient en cause sa légitimité, saisit l'opportunité et organise la "marche verte" (5) vers la colonie espagnole, abandonnée par la puissance administrante : désormais, le Sahara occidental sera occupé illégalement au vu et au su de tout le monde. Un accord sera signé entre Madrid, Rabat et Nouakchott, prévoyant le partage du territoire entre les deux Etats maghrébins et une contrepartie juteuse pour l'Espagne. Le retrait de la Mauritanie de la partie sud du territoire sahraoui, en 1979, ne fera pas changer d'avis au Maroc. Bien au contraire, ce pays occupera plus des trois quart du territoire, érigera des murs "défensifs", pour asseoir sa domination et poursuivre sa politique de peuplement. Aujourd'hui, le Sahara occidental comptabilise quelque 200.000 soldats marocains et autant de colons.

Après le décès du roi Hassan II, en juillet 1999, la monarchie s'est appliquée à "améliorer" son look, sans abandonner son programme de colonisation et d'assimilation, en direction des population sahraouies et en continuant à revendiquer les enclaves de Ceuta et Melilla, ainsi que l'îlot Leïla-Perejil, qui sont sous l'autorité espagnole.

Le dernier épisode de l'îlot Leïla-Perejil a de quoi intriguer. Le jeune roi, Mohamed VI choisit le jour de ses noces pour envoyer moins de dix gendarmes marocains, qui ont vite été délogés par les forces espagnoles. Mohamed VI voulait-il exprimer sa volonté de voir toutes ses revendications territoriales satisfaites ? Voulait-il faire diversion et, dans le même temps, ressouder une opinion publique nationale, de plus en plus, séduite par le discours radical des fondamentalistes ? Voulait-il pousser l'Espagne à réviser, à la baisse, sa position, vis-à-vis de la question sahraouie ? Ou menaçait-il l'Algérie, en envisageant une nouvelle "guerre des sables" ?

Que l'on soit pour ou contre les desseins marocains, il faut convenir que le royaume s'est, une fois de plus, démarqué par sa démarche conquérante, mettant tout le monde devant le fait accompli, y compris l'ONU. Le palais a également montré, et là son attitude a de quoi inquiéter, qu'il est prêt à provoquer ou à agresser, quand bon lui semble, pour avoir le dernier mot.

Aussi, il y a de quoi s'étonner, en lisant le livre de Benjamin Stora (p. 69), lorsque ce dernier écrit : "Au Maroc, la "marche verte" de 1975, autour de la question saharienne, reconstruit une expérience générationnelle nationale. En Algérie, cette expérience s'opère autour du "printemps berbère" de 1980 et, dans un autre chapitre, autour de l'effondrement du système du parti unique, en octobre 1988". Cette démarche très réductrice nous conduit, malgré nous, à douter des motivations ayant conduit l'historien français à réaliser l'analyse comparative. Qui cherche-t-il à défendre, le Maroc ou l'histoire ?

Nous n'arrivons pas à comprendre pourquoi Stora refuse de reconnaître que la "marche verte" de 1975 et les autres "marches vertes" qui ont suivi, ont servi à prendre le peuple sahraoui en otage et à lui imposer le peuplement de son territoire, sans son consentement. Nous n'arrivons pas à comprendre pourquoi il ne mentionne pas que les «marches vertes», organisées dans les années 1990, ont été dénoncées par des responsables de la Mission des Nations unies pour un référendum au Sahara occidental (MINURSO), dont certains ont même plié bagage. Nous n'arrivons pas à comprendre pourquoi l'auteur ne parvient pas à saisir le sens de toutes ces "marches vertes" et à voir qu'elles ne sont rien d'autres que des coups de force contre la légalité internationale, des recettes fort anciennes, pour justifier l'occupation des territoires et le fait accompli colonial. (fin de la première partie)

Maroc &endash; Algérie

Le sens du droit et le respect des peuples (2ème partie et fin)

par Hafida Ameyar
Journaliste et auteur du livre : Sahara occidental. Que veut l'ONU. Casbah Editions. Alger, 2001

Texte publié dans le magazine Les Débats, édition du 1er au 7 janvier 2003

Le Maghreb doit-il être approché à travers seulement le couple Maroc-Algérie ? C'est en tout cas ce que nous suggère l'ouvrage de l'historien français, Benjamin Stora, intitulé "Algérie-Maroc. Histoires parallèles, destins croisés"(1).

L'auteur, qui est pourtant né en Algérie, ne semble pas comprendre que du côté algérien, au-delà de la lutte pour le recouvrement de la souveraineté nationale, au-delà des questions liées aux frontières, c'est la libération des peuples et la paix dans le monde qui sont posées aujourd'hui, comme hier pendant la période coloniale.

Cela explique le rapprochement étroit des nationalistes algériens et des nationalistes maghrébins en général, avec l'Egypte nassérienne des années 1940. L'historien Stora le note, d'ailleurs, dans son ouvrage, en page 41, rappelant que c'est au Caire qu'a été fondée en 1947, "la première structure de coordination" entre les différents mouvements nationalistes de la région, ajoutant que les leaders ont manifesté, dès janvier 1948, leur volonté de se consacrer à la lutte d'indépendance. Que c'est toujours en Egypte que Abdelkrim El-Khettabi, le leader rifain, s'est réfugié, après son évasion de La Réunion.

Mais, en page 28, Benjamin Stora indique que "L'Algérie était "la fille aînée" de l'Egypte nassérienne, l'alliée naturelle des baathistes du Machrek et de l'OLP", mettant en exergue, les questions idéologiques, qui séparaient les deux "faux frères", dans les années 1960 et 1970. Schématiser de la sorte les choix des deux pays, c'est, à notre avis, aller vite en besogne, en voilant les vrais enjeux. C'est vouloir nous cantonner dans une polémique improductive, qui fait, aujourd'hui, le jeu de la frange islamo-conservatrice qui se trouve au pouvoir.

Le drame algérien

L'Algérie, contrairement au royaume chérifien, est restée fidèle au combat anti-colonialiste et continue de croire, comme nous l'avons déjà souligné, aux droits des peuples à choisir librement leur destin. L'Algérie n'est pas seulement "la fille aînée" de l'Egypte nassérienne, mais également de la République du Rif et de la résistance française contre l'occupation allemande, ainsi que des autres révolutions visant la libération des peuples.

Il aurait fallu, peut-être, que l'historien français soit plus explicite, en situant le contexte de l'après indépendance de l'Algérie, au lieu de se suffire d'un commentaire hâtif.

Le contexte de l'après-guerre était très difficile pour le jeune Etat algérien, tiraillé par les urgences de cette phase, les ambitions et les querelles des chefs nationalistes, les calculs du voisin marocain et ceux des partisans de "l'Algérie française", qu'ils soient français ou algériens, qui voulaient installer une relève, fidèle à la "grande France". Stora aurait dû nous rappeler l'incompréhension, souvent l'hostilité de pays européens influents (6), trop "collés" à l'avis français, qui ont contraint les dirigeants algériens - leurs limites aidant -, à tisser des alliances, sinon à les approfondir avec les pays arabes.

L'historien aurait dû rappeler que dans les années 1950, 1960 et même dans la décennie suivante, les pays colonisés et ceux nouvellement indépendants, disposaient d'une alternative connue sous le nom de "Tiers-monde", grâce au mouvement anti-impérialiste et anti-colonialiste mondial, et au Mouvement des pays non alignés. Lequel Mouvement des non alignés se battait pour un nouvel ordre économique mondial et où l'Egypte nassérienne occupait l'une des places centrales.

Quant aux baathistes, Stora aurait pu, au moins, indiquer au passage qu'à l'époque, ces derniers, plus implantés en Syrie et en Irak, se distinguaient par leur rapport particulier vis-à-vis de l'Islam : les baathistes plaidaient, initialement, pour la laïcité et réagissaient fermement par rapport à l'organisation des Frères musulmans et des islamistes en général. Ce qui n'est plus le cas aujourd'hui, cette idéologie a été travestie depuis.

Avec de telles précisions, nous pouvons comprendre alors pourquoi l'Algérie, boudée par l'Europe, voire par l'Occident, à un moment où elle avait besoin d'aide et d'éclairage, s'est tournée vers des Etats arabes considérés progressistes à l'époque. Nous pouvons comprendre aussi que les divisions créées par le colonisateur, entre notamment "l'Arabe" et "le Berbère", l'exploitation des rivalités entre le Front de libération nationale et le mouvement national algérien choisi comme la "troisième force" (7), faute d'avoir été traitées par les gouvernants de l'Algérie indépendante (et par la France !), sont devenus, à partir des années 1980 (8), des armes entre les mains des opposants algériens et des adversaires de l'Algérie. Pour celle ou celui qui ne l'aura pas compris, les années 1990 et 2000 ont montré qu'un des moyens pouvant déstabiliser l'Algérie, est de savoir tirer la carte "islamiste" ou la carte "berbériste" - ou celle du "peuple kabyle", comme s'est empressée de le qualifier une certaine presse française ! Et, c'est dans ce cadre que vient s'inscrire la récente polémique engagée autour de la personne de Abane Ramdane (9). Tant que ces deux cartes ne sont pas gérées et réglées, correctement et avec courage, par les autorités d'Alger, elles demeureront des facteurs d'instabilité, pouvant menacer la cohésion nationale. Car des forces internes, des forces d'argent comprises, et des Etats veillent au grain...

Comme nous avons eu à le dire, le drame de l'Algérie est d'avoir été une colonie de peuplement. Une communauté européenne (de près d'un million de personnes dans les années 1950), particulièrement française, a été encouragée à venir s'installer sur le territoire algérien. Dont les rangs ont été grossis par les Juifs d'Algérie, qui ont bénéficié, dès octobre 1870, de la nationalité française et du droit de vote, par la grâce des décrets Crémieux. Cette communauté, devenue par la force des choses, une communauté de colons, était plus connue sous le nom de "pieds-noirs"(10). Elle était hétérogène (Français, Espagnols, Maltais, Juifs algériens...) et devait se plier à l'organisation en strates, imposée par les forces d'occupation. Mais, elle était bien différente de ces autochtones (qui étaient de dix millions dans les années 1950) de par son statut particulier.

Les pieds-noirs, cette "race en formation"

La politique d'assimilation entreprise par l'empire français et l'acceptation, plus tard, d'accorder la nationalité française à des Algériens, n'ont rien changé aux données fondamentales, sinon à approfondir les différences et à exacerber les rivalités : l'Algérie restait une colonie et les Algériens, dans leur majorité, des sous-hommes.

A l'exception des militants communistes et des citoyens portés par une philosophie humanitaire, parmi eux des missionnaires, les "Français d'Algérie" défendaient ou se plaisaient dans leur nationalité française, et n'étaient pas suffisamment prêts pour couper le cordon ombilical avec la France coloniale. L'écrivain français Albert Camus, qui était pourtant très attaché à son pays natal, l'Algérie, en est un exemple vivant. Mais, ce n'était pas sa faute : il était victime de l'ordre colonial. Ce n'était pas non plus la faute des Algériens qui, oppressés, rabaissés et vivant en inférieurs dans leur propre pays, devaient réagir et lutter pour leur indépendance.

Si nous prenons le cas de l'Afrique du Sud, ce territoire a connu un afflux des populations européennes, à partir de la fin du XVIe siècle. Plusieurs générations de colons y ont vécu, se sont bien intégrées, au point de se sentir définitivement sud-africains. Le combat contre l'apartheid est devenu l'affaire des Blancs et des Noirs, à la fin du XXe siècle.

En Algérie, la présence française était plus récente. Les générations de "Français d'Algérie" ne se sentaient pas "algériennes", au point de rechercher leur indépendance vis-à-vis du système colonial et de lier leur destin à celui des Algériens. Ces derniers, dans leurs appels, comptaient sur la sympathie, voire sur l'adhésion de la communauté européenne.

Dans les années 1940, les élites nationalistes ne cachaient pas le fait que diverses minorités étrangères, venues habiter en Algérie, depuis les Phéniciens et les Romains, jusqu'aux Turcs, avaient fini par "s'assimiler". Elles précisaient, néanmoins, qu'à côté d'une majorité issue des générations d'Algériens, existait "une minorité d'origine européenne, coiffée de la nationalité française et née des divers éléments étrangers venus s'installer chez nous, à la suite de l'agression de 1830"(11). Pour ces élites, le principe d'indépendance de l'Algérie ne s'attaquerait point à cette communauté européenne. Bien au contraire, "ces étrangers d'origine européenne jouiront de la communauté nationale, se soumettront donc aux lois nationales, édictées par l'Etat algérien et à l'élaboration desquelles ils contribueront, travailleront à la grandeur et à la prospérité de la nation algérienne, en un mot : dans la mesure où ils se sentiront fils de la patrie algérienne et agiront en tant que tels" (11).

Mais, la réalité coloniale s'avèrera beaucoup plus compliquée. Plus l'idée d'indépendance de l'Algérie avançait, plus l'hostilité des "Français d'Algérie", des Juifs d'Algérie, des collabos (harkis et caïds), particulièrement ceux qui avaient des privilèges et des intérêts personnels à défendre, augmentait. Des actions terroristes sont engagées par les différentes organisations de colons, qui se mettront plus tard sous la bannière de l'organisation armée secrète (OAS), impliquant même des généraux de l'armée française. Elles finiront par précipiter la rupture entre la communauté européenne et les Algériens. Une violence rageusement mise en oeuvre par les ultras de "l'Algérie française", qui frappaient même dans les rangs des Français, pour les contraindre à choisir leur camp. Une violence qui ne pouvait, désormais, enfanter que méfiance, désordre, intolérance et violence du côté algérien. Mais, qui a dit que la guerre était belle et propre ?

Cette situation a ouvert la parenthèse aux souvenirs amers, à l'intransigeance et à la vengeance chez beaucoup de pieds-noirs, de Français de confession juive et de harkis, qui tenaient les Algériens pour responsables de leur départ. Et réduit à néant le projet généreux, se rapportant à la coexistence pacifique de différentes communautés, un projet assez bien connu des Algériens et porté par les élites nationalistes.

Dans les révélations (12) qu'il a faites à la journaliste française Christine Ockrent, le comte de Marenches, cet aristocrate versé dans les années 1920 au 2ème bureau de l'Etat-major à Alger, qui a dirigé de 1970 à 1981 les services secrets français (SDECE), a déclaré que les pieds-noirs étaient "une race en formation, un peu comme on peut voir une race californienne se constituer sous nos yeux" (p.47). Il a laissé entendre que l'Etat algérien, dans le cadre de la vision de la "Grande France", devait reposer sur cette catégorie de population.

Grand admirateur du général Juin, ce "Français d'Algérie", l'ancien patron du SDECE a également confié que beaucoup de personnes voyaient Juin porté à la présidence de "l'Algérie française indépendante". Seulement, les "plans du général de Gaulle étaient autres", a-t-il précisé. "Je me demande, a indiqué Marenches plus loin, si l'une des raisons, très secrètes, qui ont motivé l'action du général de Gaulle à l'égard de l'Algérie, n'est pas qu'il a compris, lui, l'homme de l'Hexagone, l'homme qui regarde souvent en arrière, vers le Grand siècle, avec toujours en filigrane "l'Action française" (...), je me demande si, à l'époque, au lieu d'une Algérie française, il n'entrevoyait pas, pour la fin de siècle, une France algérienne" (pp. 113/114).

Que les propos de l'ex-patron des services secrets soient mesurés ou calculés, ils donnent une certaine idée sur le regard que portaient les dirigeants français sur l'Algérie et surtout sur la place qu'ils réservaient à leur colonie, dans le cadre des intérêts de la "France éternelle" ou de "l'Action française". Ces propos nous confortent dans notre analyse, relative à la difficulté de la majorité des "Français d'Algérie" de se défaire de la mère patrie, la France. Mais, également, la difficulté d'autres Français de l'Hexagone, qui ont eu, d'ailleurs, à combattre les "fellagas " du FLN et qui ne parviennent toujours pas à assumer cette page d'histoire. Par ailleurs, une "Algérie française" ou une "France algérienne", les deux conceptions visent un même objectif, à savoir garder le territoire algérien (et ses ressources) sous le talon français, au lieu d'envisager d'autres rapports d'égal à égal. C'est dire que le cas algérien est loin de ressembler à celui de l'Afrique du Sud !

Le Maghreb vu par Stora

C'est peut-être là qu'il faut aussi rappeler que l'armée française, malgré ses promesses, a profité du climat de terreur créé en 1962 par l'OAS, pour laisser derrière elle près de 150.000 harkis et assimilés en Algérie, dont certains seront intégrés dans la société et les institutions de l'Etat, et bénéficieront même d'une attestation de moudjahid (combattant), grâce à des complicités locales.

Cet autre dossier délicat devra, un jour, sortir des tiroirs poussiéreux, afin d'être examiné par les parties française et algérienne et pour mettre un terme aux déclarations-pressions du comité de liaison national des harkis (siégeant en France), qui portent - est-ce une coïncidence ? - sur le génocide de... 150.000 harkis, à l'indépendance de l'Algérie.

L'année de l'Algérie en France sera-t-elle le point de départ, tant attendu, pour un travail de mémoire et un travail de réparation ? Nous l'espérons, d'autant que les "demandeurs" du boycott ne semblent pas faire l'unanimité, actuellement.

Mais, gardons-nous d'aller vite en besogne. L'initiative, prise le 7 décembre dernier, par le chef d'Etat français, soulève des interrogations. Jacques Chirac a, en effet, inauguré un mémorial à la mémoire de 22.000 soldats morts, il y a près d'un demi-siècle, pour la France, en "Afrique du Nord", dont 3.000 harkis. Cette décision et les déclarations qui ont suivi restent hélas ! muettes sur la problématique des harkis et des supplétifs de l'armée française restés sur le sol algérien -et sur la participation de certains d'entre eux, dans le travail de déstabilisation de l'Etat algérien. Le président français a même entretenu la confusion, en se référant à la région nord-africaine, c'est-à-dire, en se gardant d'évoquer la responsabilité de la "colonisation" française dans le génocide des Algériens (13). Ceci pour dire enfin que, contrairement aux dernières déclarations du chef de la diplomatie algérienne, Abdelaziz Belkhadem, Paris et Alger n'ont pas malheureusement dépassé "les tensions nées du passé".

Le silence observé par les dirigeants français, quant à la nationalité des soldats morts, est autant intriguant, à un moment où des initiatives sont menées par l'Europe et les Etats-Unis, en vue de la construction, sinon du renforcement du Maghreb, à un moment où l'idée d'un Maghreb débarrassé du concept de "souveraineté nationale" se manifeste, particulièrement, dans des milieux français.

Selon Benjamin Stora, par exemple, l'avenir du Maghreb (p.112) ne se trouve pas dans "un Maghreb par addition des Etats", mais passe par la construction d'un "régionalisme" ouvert sur le monde méditerranéen, dépassant ainsi le strict cadre des frontières. Le Maghreb, écrit-il, est plus qu'une donnée géopolitique, car "les peuples de ce territoire partagent la même langue, la même culture, la même foi". Il n'empêche, l'auteur tient à particulariser la région du Rif (Maroc) et celle de la Kabylie (Algérie), comme l'avaient fait, précédemment, les autorités coloniales, en promulguant le Dahir berbère au Maroc, en 1930, et offrant l'autonomie à la Kabylie, en 1958 (14).

Le schéma que propose l'historien français comporte des "unités régionales, à l'intérieur du Maghreb politique, tel que le Rif (l'Oriental) au Maroc, la Kabylie (avec la question berbère) en Algérie ou encore le Sahara occidental (avec le règlement de la question sahraouie) (qui) seront les nouvelles réalités géopolitiques et économiques, chevauchant les lignes de séparation d'hier". Stora reste convaincu que "nous nous dirigeons au XXIe siècle", vers le Maghreb des régions.

Que viennent faire le Rif et la Kabylie, dans une telle composition ? Et pourquoi placer le Sahara occidental au même niveau que ces deux régions, qui appartiennent respectivement au Maroc et à l'Algérie ? Quel sort réserve-t-on alors aux autres pays maghrébins ?

Nous craignons que Benjamin Stora veuille tout simplement forcer la légalité internationale, contourner un problème de fond, celui de la décolonisation du territoire du Sahara occidental, qui est inscrit à l'ordre du jour des Nations unies depuis 1963 et, pourquoi pas, décider à la place du peuple sahraoui. Un tel raisonnement conforte les thèses marocaines et celles des alliés de Rabat, à leur tête la France, qui a trop investi dans la monarchie alaouite.

L'auteur n'est-il pas aussi en train de nous menacer contre d'éventuels soulèvements "berbéristes" ? L'occultation de la dimension amazighe dans l'identité nationale, notamment par les autorités algériennes, justifie-t-elle un tel raccourci et la mise en avant des "unités régionales" ?

L'auteur fait abstraction de la réalité en Kabylie (15) et de l'attachement de la majorité des Algériens, dont ceux des régions berbérophones, à la nation algérienne. Sauf, bien sûr, si les dirigeants algériens ou plus exactement des forces ayant un pied dans le pouvoir et dans sa périphérie, adhèrent au même schéma que Stora et encouragent la politique répressive, sur fond de dialogue des sourds-muets, en ciblant davantage la région de Kabylie, afin de la pousser à une plus grande radicalité.

Pour ce qui est du contenu général de l'ouvrage de l'historien, nous avons l'impression qu'il obéit à cette logique, qui veut mettre en avant le couple algéro-marocain, pour mettre de l'ombre à la question sahraouie.

En tablant sur le couple Maroc-Algérie et en le considérant, cette fois, comme pouvant entraîner une dynamique régionale, Benjamin Stora s'éloigne beaucoup de l'histoire d'un peuple, privé de son référendum depuis 1975. Il passe sous silence le combat quotidien que livrent les Sahraouis aux forces d'occupation marocaines, leurs enlèvements, leurs emprisonnements, les sévices qu'ils subissent et les nombreuses violations aux droits de l'homme et au plan de paix onusien, ainsi que l'embargo médiatique dont fait l'objet le Sahara occidental, depuis plus de 25 ans. Il évite d'aborder le calvaire des exilés et des réfugiés sahraouis, vivant dans des conditions surhumaines, au gré de l'aide humanitaire internationale.

En annexe, la "chronologie comparée" de 1912 à 1999 (de la page 159 à la page 179) ne fait référence, à aucun moment, de la position onusienne sur le dossier du Sahara occidental. L'auteur n'a même pas jugé nécessaire de rappeler les différents engagements pris par le défunt roi Hassan II, pour l'organisation d'un référendum. Ni de mentionner les autres dates-phares du conflit maroco-sahraoui, à savoir : les propositions conjointes OUA/ONU de 1988, l'adoption du plan de règlement en 1990/1991 fixant la date du référendum pour janvier 1992, la signature des accords de Houston de 1997 et l'achèvement de l'opération d'identification à la fin 1999.

Comment approcher l'histoire, en négligeant des informations précieuses sur l'Algérie, le Maroc, le Sahara occidental et leur peuple, sur les deux ex-puissances coloniales, la France et l'Espagne ?

L'examen du couple maroco-algérien, de la question sahraouie et même de l'ensemble maghrébin, se fait à notre avis, selon que nous nous plaçons dans le camp de la légalité internationale ou dans celui des hors-la-loi. Cela veut dire que la solution d'indépendance, de respect mutuel et de paix, existe. Pour peu que les peuples marocain et sahraoui reçoivent un coup de pouce de la part des puissances occidentales désireuses de participer, vraiment, à la stabilité de la région du Maghreb. Pour peu que les dirigeants algériens nous explicitent ce qu'ils entendent par "pragmatisme" et "refondation" de l'Union du Maghreb, sachant que l'on ne plaisante pas avec l'avenir de l'espace géographique, des Etats qui le composent et de ses peuples, dans un contexte contraignant de mondialisation.

Hafida Ameyar
Journaliste et auteur du livre : Sahara occidental. Que veut l'ONU ? Casbah Editions. Alger, 2001.


(1) Algérie-Maroc. Histoires parallèles, destins croisés, de Benjamin Stora. Editions Barzakh. Alger, septembre 2002. 183 pages.

(2) Le général Charles de Gaulle refuse l'armistice, conclue entre la France de Pétain et l'Allemagne (et l'Italie), en juin 1939. Il lance, de Londres, un appel à la résistance, le 18 juin 1940. De Gaulle crée à Alger, trois ans plus tard, le comité français de libération nationale, pour s'opposer à Hitler et à sa politique d'occupation. Le choix d'Alger n'est certainement pas fortuit, car le territoire algérien était une des plus importantes colonies françaises et géré par des "Français d'Algérie », plus connus sous le nom de pieds-noirs. Il ne faut pas perdre de vue qu'en 1942, Pétain, avant d'entrer dans la collaboration avec les Allemands, ordonne aux responsables en poste en Afrique du nord de résister aux Alliés, qui venaient de débarquer en Algérie. En créant ce comité (qui deviendra le gouvernement provisoire de la République française), le général de Gaulle entendait défendre la colonie (et la communauté européenne qui s'y trouvait), ainsi que les autres possessions au Maghreb, en les tenant à distance des convoitises de certains pays alliés. Il ne faut, non plus, perdre de vue que la France venait de "perdre », sous le règne de Pétain, la Syrie et le Liban, qui recouvrèrent leur indépendance, en 1941, pour la première et en 1943, pour le second.

(3) Voir la brochure de Idir El Watani : Vive l'Algérie. Edition Le combat algérien. 1949. Cette brochure a été réalisée par un groupe de militants nationalistes du parti populaire algérien (PPA), interdit à l'époque, mais connu sous sa version légale, sous le nom du mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD), après l'éclatement de la crise "berbère », au sein de la Fédération de France du PPA/MTLD. Un des co-auteurs du document, Mabrouk Belhocine, révèle en décembre 2001, que ce travail collectif a fait l'objet, à l'époque, d'une publication, doublement clandestine, par la direction du parti et la police coloniale. Il a aussi précisé que la réflexion doctrinale "a nourri une action d'opposition à l'intérieur du parti, pour une refondation sur des bases démocratiques et progressistes". Belhocine a, par ailleurs, noté que ce travail de refondation a été, hélas, interrompu en avril 1950, lorsque la police colonialiste a entrepris de démanteler l'organisation secrète (OS). La brochure, dans sa nouvelle édition (2002), comporte un article du journal français Echo d'Alger, du 19 août 1949, intitulé : "Scission chez les séparatistes kabyles. Des membres dissidents du PPA veulent créer le P.P.Kabyle…". Et un démenti de Ali Ferhat, paru à Alger-Républicain, dans son édition des 21 et 22 août 1942, dans laquelle ce cadre du PPA dénonce "l'interprétation à dessein tendancieux", faite par le journal français. "Il n'a jamais existé et il n'existera jamais de "P.P.Kabyle", pour la bonne raison qu'il n'y a qu'un peuple algérien, dont les éléments, quoique d'origine ou de langues différentes, vivent fraternellement, unis dans une même volonté de libération nationale", a déclaré Ali Ferhat. Puis d'ajouter : "Tout le monde comprendra facilement que ce journal a brouillé les idées pour continuer sa traditionnelle politique de division des Algériens. C'était, rappelons-le, en 1949 !

(4) L'agression du territoire algérien a été provoquée par le Maroc, à la fin octobre-début novembre 1963. c'est-à-dire, à un moment où l'Algérie était confrontée à une crise interne, qui a éclaté pendant l'été 1962 et où la question de la relève politique était posée avec acuité : fallait-il une relève qui s'accommoderait d'un destin néo-colonial ou d'une relève qui fermerait la voie à toute compromission avec l'ancien colonisateur ? L'intervention marocaine a été déclenchée, au moment de la rébellion de la Kabylie, conduite principalement par le leader du Front des forces socialistes (FFS), à travers les maquis de ce parti.
(5) Le 6 novembre 1975, Hassan II, ayant acquis le soutien de l'opposition, exceptée l'extrême gauche, donne le feu vert, pour une marche vers le territoire du Sahara occidental. 350.000 Marocains y participent, portant le Coran et le portrait du roi. Cette manifestation a nécessité une souscription nationale et une aide extérieure, provenant essentiellement de l'Arabie Saoudite.

(6) Bien plus tard, dans les années 1990, l'Algérie a dû mener pendant près de dix ans un autre combat contre le terrorisme -un enjeu politico idéologique-, dans la grande solitude, sans l'aide des puissances mondiales ni celle des voisins maghrébins ni celle des pays arabes. Au contraire, des gouvernements et des organisations non gouvernementales, sous prétexte de la défense de la démocratie et des droits de l'homme, voulaient acculer l'Etat algérien à négocier avec des criminels. Ils sont quelque part arrivés à leurs fins, puisque les dirigeants algériens, en position de faiblesse, ont dû lâcher du lest, en exhibant la vitrine démocratique, à travers la "coalition gouvernementale", composée d'un patchwork de formations politiques, dont des partis islamistes, tels que le MSP (ex-Hamas) de Mahfoud Nahnah, un ancien membre de l'organisation des Frères musulmans.

(7) La Fédération de France du PPA/MTLD, dirigée notamment par Rachid Ali Yahia, Mostefa Lacheraf et Mohamed Chérif Sahli, est dissoute en 1949, par Messali Hadj, numéro un et fondateur du parti. Cette situation va créer une crise au sein des militants originaires de Kabylie, qui se matérialisera par des purges. Aït Ahmed en échappera de justesse.
Le 25 juin 1954, la réunion des "22", à l'initiative de Didouche Mourad, Mohamed Boudiaf et Mostefa Ben Boulaïd, a regroupé, à Alger, les représentants de chaque région du pays, à l'exception de ceux de la Kabylie et des centralistes du MTLD, ces derniers étaient pourtant membres du Comité révolutionnaire pour l'unité et l'action (CRUA). Cette réunion qui a précédé le congrès messaliste d'Hornu (Belgique) -congrès qui élira finalement Messali Hadj président à vie du MTLD !- devait examiner les raisons de la crise du Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques et prendre les décisions qui s'imposaient. Un comité des "cinq" est alors issu de la rencontre des "22" : Didouche, Ben M'hidi, Boudiaf, Ben Boulaïd et Bitat. La Kabylie, acquise jusque-là à Messali Hadj, rejoint le groupe des "cinq" en août 1954, en la personne de Krim Belkacem. Quelques jours avant l'insurrection armée du 1er novembre 1954, les six devenus responsables des zones créées, dénommées par la suite des "wilayas" (Aurès et Nememcha, nord du Constantinois, Kabylie, Algérois, Oranie et Sahara), se répartiront les responsabilités, en chargeant Boudiaf de la coordination. Selon Mohamed Teguia (in "L'Algérie en guerre"), "la Kabylie n'attendra pas la création du MNA (mouvement national algérien) pour se détacher de Messali, cependant c'est initialement dans cette région que les groupes du MNA se fixeront en plus grand nombre". L'avis de l'historien Mohammed Harbi est autre. Ce dernier indique, dans son ouvrage "1954 : la guerre commence en Algérie" , que les responsables de la Kabylie, Krim Belkacem et Ouamrane, ont tardé à informer les militants de la région de leur divorce avec Messali, ce qui expliquerait, selon lui, pourquoi le MNA de Messali Hadj a pu "s'implanter dans cette région, dans la première période de la guerre. Ces groupes se réclamaient aussi de l'ALN, ce qui ajoutait à l'équivoque (...) auprès des militants de base. La confusion règnera pendant des mois dans l'esprit de beaucoup de membres du MTLD, sincèrement désireux de combattre et qui s'enrôlèrent dans les groupes messalistes". Mais, le mouvement national algérien (ou plus exactement une partie de ses éléments), devenu une des principales cibles du Front de libération nationale (FLN) et de l'armée de libération nationale (ALN), finira par emprunter le chemin de la collaboration avec les forces d'occupation, à partir de 1957. C'est le cas, par exemple, de Mohamed Bellounis, ancien conseiller municipal du MTLD à Bordj Menaïel (wilaya de Tizi-Ouzou), et représentant du MNA en Kabylie, qui a organisé des "contre maquis" à Bouira, pour lutter contre le FLN. Il a été combattu en Kabylie, par les éléments de l'ALN de la wilaya III, en même temps que l'armée coloniale.
Bien après le vote des Nations unies en faveur du droit du peuple algérien à l'autodétermination et à l'indépendance, et après l'entrée des négociations algéro-françaises, la puissance dominante ne perdait pas l'espoir de créer une "troisième force", en s'appuyant sur le MNA, pour faire contrepoids à l'influence du FLN. Les grandes manifestations du 11 décembre 1960 déclencheront une nouvelle dynamique, très attachée au projet d'un Algérie libre et indépendante.

(8) C'est-à-dire après la mort du deuxième président algérien, Houari Boumediene. Ce dernier pouvait être critiqué pour son autoritarisme, même pour ses limites, en matière de démocratie. Il restait l'homme de son époque, avec ses points faibles et ses points forts. Seulement -et c'est ce qui le distingue des autres présidents de la République, excepté Mohamed Boudiaf, qui a été assassiné précocement-, il était un véritable chef d'Etat et un bon stratège et demeurait profondément anticolonialiste.

(9) Le 20 août 1956, un Congrès se tient dans la vallée de la Soummam, dans la wilaya de Béjaïa (région de la Kabylie). Les responsables nationalistes de la délégation extérieure (Maroc, Tunisie, Egypte ...) n'ont pas été informés de la date exacte de la rencontre. Le moment est difficile pour les militants de l'intérieur, qui sont traqués par les forces colonialistes et qui doivent rester vigilants. Pourtant, le Congrès s'avère éminemment important : il débat de tous les problèmes politiques et militaires, insiste sur le principe de l'unification des structures et de la ligne générale, s'opposant énergiquement au "pouvoir personnel" et à l'instauration du "principe de la direction collective" et porte une "condamnation définitive du culte de la personnalité". La plate-forme de la Soummam retient, notamment, deux règles fondamentales : la primauté du politique sur le militaire et la prépondérance de l'intérieur sur l'extérieur.
En inscrivant ces deux principes, foncièrement justes, le Congrès s'appuie sur une certaine "réalité", marquée par des dépassements et abus. Seulement, il vient de poser de nouveaux "problèmes", au lieu d'en solutionner, dans un contexte qui exige l'unité des rangs, coûte que coûte. Aucune priorité, aucune doctrine n'a été décidée, à l'époque, par le mouvement de libération nationale (FLN), qui mène la lutte armée et la bataille politique, dans le même temps, si ce n'est l'insistance sur "l'unité" du peuple algérien et "l'unicité" du mouvement insurrectionnel, considérées comme "une des conditions fondamentales du succès final", nécessitant "surtout le rassemblement sans fissure, dans un seul organisme de pensée et d'action, qui ne peut être que le FLN" (El Moudjahid nº 3 de septembre 1956). Mais, l'autre "réalité", objective du terrain, est capitale. Elle se caractérise par des "limites dans la réflexion politique" et une "confusion totale de pouvoirs militaire et politique" , qui s'expliquent, notamment, par la présence de cette grande masse de paysans pauvres, dans le mouvement d'indépendance. Résultat, le Congrès de la Soummam participe, d'une certaine manière, à la division des rangs des nationalistes, en ouvrant le registre des divergences entre les militants de la première heure\i , \i0 ceux-là même qui ont déclenché la lutte armée, et les militants qualifiés de moins radicaux, qui, paradoxalement, vont être projetés au-devant de la scène.
L'assassinat de Abane Ramdane, le 27 juillet 1957, au Maroc, va davantage diviser les rangs de l'élite nationaliste. Plusieurs parties, pour des motivations différentes, étaient intéressées par la mort de Abane Ramdane, l'année même où le général de Gaulle brandissait l'alternative de "la paix des braves" (reddition du bras armé du FLN, l'armée de libération nationale, qui deviendra à l'indépendance l'armée nationale populaire), en comptant sur une "troisième force", le MNA. A quoi obéissait son assassinat par ses compagnons de lutte ? A son acharnement à suivre, à la lettre, les recommandations du Congrès de la Soummam, parce que convaincu "qu'on ne saurait valablement et efficacement diriger une révolution sans vivre au milieu de cette révolution" ? A sa position en faveur d'un Etat laïc ? A son rejet d'une Algérie inféodée à l'Egypte et au monde arabo-musulman en général ? A sa situation de Kabyle ? Ou plutôt à un manque de lucidité, à la méconnaissance du rapport de forces et à celle du jeu des alliances, à ce moment précis ? En tout cas, l'assassinat de Abane Ramdane sera une aubaine pour le colonisateur, qui trouvera matière pour exploiter, à son avantage, les divisions et les rivalités dans les rangs des nationalistes, et à exacerber les différences entre "Arabes" et "Kabyles".

(10) Un coup d'oeil au dictionnaire exclut de fait les "ex-Algériens" de confession juive de la définition, limitant celle-ci aux seuls "Français d'origine européenne".

(11) Voir brochure de Idir El Watani : "Vive l'Algérie" . Edition "Le combat algérien". 1949.

(12) Christine Ockrent et le comte de Marenches, "Dans le secret des princes". Editions Stock. Paris, 1987.

(13) Les chiffres officiels avancent le nombre d'un million et demi de martyrs de la guerre de libération nationale (ou de la guerre d'Algérie). Ce qui, selon des analystes, est bien loin de la réalité.

(14) La France a institué, en 1930, une loi spéciale pour les "Berbères" du Maroc, poussant des militants de la cause algérienne, dont Messali Hadj et des membres de l'association religieuse des Ouléma, à assimiler le berbérisme à l'évangélisation et à opposer ces concepts à l'arabo-islamisme. Elle a divisé la Kabylie en Grande et Petite, et proposé, en 1958, l'autonomie pour cette région, avant de se rabattre, devant le refus des militants kabyles, sur d'autres cartes, tels que l'amputation du territoire algérien du Sahara (pétrole) et le remplacement du FLN, seul représentant du peuple algérien, à l'époque, par une "troisième force".

(15) La crise en Kabylie laisse entrevoir la crise nationale. Son règlement est étroitement lié à celui de la crise nationale, qu'elle soit d'ordre politique, économique, social, culturel, voire identitaire. Il est tributaire, par conséquent, du changement du système politique actuel.
Depuis le printemps 2001, la population de la Kabylie est otage à la fois de positions jusque-boutistes de certains de ses membres et d'enjeux nationaux et régionaux, saisissant parfois leur portée. En termes plus clairs, le "dossier" de cette région du pays obéit à plusieurs logiques, dont celle qui voudrait que l'Algérie reste en état d'instabilité, pour l'affaiblir ou la neutraliser, et celle qui voudrait que la Kabylie soit "échangée" contre le Sahara occidental, à défaut de l'instrumentalisation du terrorisme islamiste.


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