OPINION

 

Le cri vibrant d'une impuissance politique

Dialogue avec Abdellatif Laâbi sur la cause sahraouie

Ali Omar Yara

 

Il est réducteur de dresser un compte rendu désengagé du message de notre poète maghrébin Abdellatif Laâbi (Cf. Le Maroc, malade du Sahara ? Une prise de position sur la question et sur l'actualité politique au Maroc, Tel Quel, du 1e juillet 2005). En tant que compagnon de route de la liberté, je veux lui expliquer non pas ses questionnements sur la démocratie de son pays, mais la cause du peuple sahraoui, qui, avec beaucoup d'omissions, apparaît en filigrane, dans son appel vibrant.

Je rends d'abord hommage au poète. Il fut parmi les êtres pensants qui ont payé très cher, leurs engagements progressistes et humanistes, par des châtiments qui lui ont été infligés par le régime tyrannique : l'année 1972, débute, au Maroc, par son arrestation, la torture et son incarcération. En 1973, une condamnation à dix ans de prison était prononcée à son égard. Il fut ensuite libéré, avec une centaine de prisonniers politiques les 18 et 19 juillet 1980. Ces épreuves n'ont pas affaibli, 24 ans après, sa détermination et sa création poétique et artistique. Il a dit " Je n'attends rien de la vie. Je vais à sa rencontre. Je chemine ainsi vers l'avenir, le possible, l'incertain ", ou encore " le malheur, dans la vie d'un homme ou d'une nation, n'est pas une fatalité sans appel ". Ces paroles parmi d'autres nous donnent l'espoir de considérer notre lutte comme légitime, à l'instar des luttes d'autres peuples et nous convaincre qu'il va dans le même sens que nous.

Laâbi nous frappe par sa récente prise de position politique. Ces quelques passages de sa lettre ouverte l'expriment. Il constate, que " Le Maroc est actuellement entraîné, du fait de la question du Sahara, dans une dérive dont on ne mesure pas assez l'effet d'ébranlement qu'elle peut avoir sur nos acquis de ces cinq dernières années (…). Une réforme constitutionnelle majeure visant à instaurer au Maroc un État de type nouveau, définitivement ancré dans la modernité, où certaines régions, suivant le choix libre de leurs habitants, accéderont à l'autonomie et pourront s'autogouverner au sens plein du terme …". C'est donc, dans l'esprit d'une perspective " autrement plus porteuse de paix, d'espoir, de développement humain et matériel, de solidarité fraternelle, que celle qui leur (les Sahraouis) est promise par Mohammed Abdelaziz (…), prisonnier d'un arsenal dogmatique qui n'a rien à envier à celui de nos gardiens du dogme…".

Il est prégnant que je perçoive dans cette lettre, abstraction faite de sa teneur émotionnelle, le suivi de la transformation démocratique opérée fraîchement au Maroc et la dimension " trouble fête " qu'exerce la cause Sahraouie sur l'esprit des meneurs de cet " ordre nouveau " du Royaume.

Le poète a répondu au Président sahraoui, en admettant tacitement que l'appel de ce dernier adressé à l'élite marocaine, émane, d'un citoyen sahraoui comme d'autres qui dialogue avec un citoyen marocain. Mais, l'intelligence de Laâbi ne doit pas s'arrêter sur des événements mineurs concernant des " sahraouis qui ont passé à l'ennemi ". Les expériences historiques conduisent à ces types de dérapages : les Algériens, pour " l'Algérie française " durant les années cinquante ; les Mauritaniens pour le projet du " grand Maroc " des années 1960 et plus loin de notre région meurtrie, les Cubains de la Floride américaine, contre la révolution cubaine de la petite Ile ; Sans évoquer d'autres expériences asiatiques ou africaines. Ces gens-là entravent la marche vers la liberté.

On ne peut pas non plus qualifier le système politique sahraoui de Militarisé, ou de dogmatique. Car on coupe ainsi les Sahraouis de leur base culturelle et de leur représentation collective. Au Maroc, on doit apprendre à voir que le peuple sahraoui à travers sa profondeur historique et sa détermination, veut en finir avec le colonialisme et le dictat des despotes. " L'affaire du Sahara " a été provoquée, il y a maintenant plus d'un siècle, par un partage colonial franco-espagnol, dont le traité secret du 3 octobre 1904 dit que l'Espagne ne doit pas céder le territoire sahraoui, à une autre puissance sans l'accord de la France. Elle est la ligne directrice d'une série dramatique de conflits patronnés par les deux sous-puissances coloniales : l'écrasement de l'Armée de libération du Sud en 1956-1958 ; la marche verte en 1976, les accords de Madrid en 1976 ; la projection des forces massives marocaines en 1975, sur le compte du peuple marocain entraîné vers une terre qui n'est pas la sienne et le peuple sahraoui qui ne veut de liberté que la sienne.

L'idée d'une solution " fédératrice " Sahara-Maroc a déjà été avancée depuis le désengagement de la Mauritanie du conflit sous plusieurs formes inabouties, de même qu'elle n'est pas parvenue à l'exploitation commune maroco-algérienne des richesses sahariennes, suggérée par la gauche macocaine dans les années 1960. Quant au scénario d'un Maghreb uni, mis en avant par les establishments de l'Afrique du Nord, rien au monde ne peut le cautionner, du fait que les structures des Etats ne répondent pas aux inspirations des peuples. Le Nationalisme arabe n'a pas pu assumer le rôle démocratique des responsables maghrébins, ceux-ci ont tout simplement reproduit le comportement rigide des régimes du despotisme oriental, et ont soumis leur agir aux dictats de l'impérialisme sur leur agir.

Mais, la direction de l'esprit ne peut être confondue avec la marche des événements. Cette dernière l'emporte. Ainsi, le cri humaniste, que reflètent aussi les inspirations de Laâbi, ne peut être entendu par les Marocains, que si le Maroc, accepte, d'une part l'application des résolutions des Nations Unis, promesse non tenue avant qu'une nouvelle génération de Sahraouis exige l'évacuation sans conditions des troupes et administrations marocaines stationnées sans raison sur leurs territoires. D'autre part que les Makhzeniens renoncent au spectre de l'allégeance qu'ils veulent infliger dans des territoires contestés. Ces conditions sont les seules garanties de l'entrée dans la modernité, voire l'ère de ce que les sociologues appellent l'hyper-modernité que tous se préparent à atteindre.

Ali Omar Yara, sociologue des conflits, Président du GIS, Paris, le 8 juillet 2005.

[ABDELLATIF LAÂBI, Le Maroc, malade du Sahara? Une prise de position sur la question et sur l'actualité politique au Maroc. [paru dans Tel Quel du 1er juillet 2005]
ABDELLATIF LAÂBI, Marruecos, enfermo del Sáhara, Traducción- EL PAÍS - Opinión - 04-07-2005]


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