OPINION
Paris,
22/7/2002 - À la lecture du rapport de la
délégation ad hoc (*)
du parlement européen au Sahara Occidental, conduite par Mme
Catherine Lalumière, on demeure consterné.
Une délégation ad hoc a pour objectif, prenant
acte d'un problème en termes génériques
qualifié de « crise », d'enquêter,
c'est-à-dire d'étudier le contexte où celle-ci
se situe, d'évaluer la situation sur le terrain, de rencontrer
les différents acteurs, de les écouter et de rendre
compte de tous ces éléments. Un semblable examen peut
constituer la base d'actions à mener dans la perspective d'un
dénouement juste et durable du « litige ». Tel est
l'usage auquel une telle mission est destinée.
S'il n'est pas possible aux parlementaires de devenir en quelques
jours des spécialistes du dossier sur lequel ils se penchent,
il est de leur devoir de faire preuve de neutralité et
d'impartialité. Cela signifie d'avoir en permanence une
exigence de rigueur. Or, c'est bien par là que pèche ce
rapport sur le Sahara Occidental, réduisant à
néant l'uvre qu'il était censé
accomplir.
Les
revendications marocaines sur le Sahara Occidental sont,
contrairement à ce qu'affirme Mme Lalumière,
postérieures à la décolonisation du Maroc
(1956). Ça n'est qu'en 1958 à M'hamid que Mohamed V,
évoque, pour la première fois, la libération de
« (notre) Sahara », sans d'ailleurs préciser les
territoires auxquels il fait référence.
Par ailleurs, tous les « africanistes » et politiques
avertis savent pertinemment que le Maroc n'existait pas en tant
qu'État avant la colonisation. Les incursions
étrangères (explorations et contacts commerciaux),
effectuées avant la colonisation européenne, comme
l'attestent des récits très explicites, ont
démontré que les sultans alaouites exerçaient,
avec plus ou moins de bonheur -plutôt moins que plus-, une
autorité sur quelques centaines de tribus et sur un territoire
qui représentait à peu près le sixième du
Maroc moderne. S'il est vrai que de nombreux territoires africains
ont été amputés d'une partie de leur superficie
ou de leur population, lors du tracé des frontières
coloniales, il est par contre évident que le sultanat
marocain, dans ses frontières héritées de la
colonisation, a joui, lui, d'une indéniable extension
géographique. Aussi les thèses du « grand Maroc
» brandies, par Allal El Fassi en 1956, provoquaient-elles
l'hilarité dans les chancelleries, dans les garnisons ou chez
les fonctionnaires très au fait d'une réalité
historique dont ils étaient ou furent les témoins.
Tous les spécialistes de ces questions savent donc que le
sultanat marocain n'a jamais exercé de souveraineté sur
le Sahara Occidental. Aussi, accorder quelque crédit
aujourd'hui, comme Mme Lalumière le fait, à des
revendications infondées, est une révision de
l'Histoire.
La cour
internationale de justice de La Haye dans son avis consultatif de
1975 confirme elle-même cette vérité historique.
En effet, celle-ci : « conclut que les éléments
et renseignements portés à sa connaissance
n'établissent l'existence d'aucun lien de souveraineté
territoriale entre le territoire du Sahara Occidental d'une part, le
royaume du Maroc ou l'ensemble mauritanien d'autre part. La Cour n'a
donc pas constaté l'existence de liens juridiques de nature
à modifier l'application de la résolution 1514 (XV)
quant à la décolonisation du Sahara Occidental et en
particulier l'application du principe d'autodétermination
grâce à l'expression libre et authentique de la
volonté des populations du territoire. »
Faire uniquement allusion à d'hypothétiques liens
juridiques entre le Maroc ou la Mauritanie et le Sahara Occidental,
prétendre que la CIJ dans son arrêt « a
établi le principe de l'autodétermination »,
sans faire référence à l'essentiel,
c'est-à-dire l'absence de lien de souveraineté, c'est
dénaturer la qualification par l'ONU de question de
décolonisation du Sahara espagnol et que confirme
précisément la cour.
L'ONU
intervient dans le dossier du Sahara Occidental, non pas en 1965 et
1966, mais déjà en 1963, quand elle inscrit le Sahara
espagnol sur la liste des territoires et des peuples non autonomes de
la 4ème commission, dite « des politiques
spéciales et de la décolonisation ». Ce faisant,
l'ONU affirme le droit du Sahara Occidental à la
décolonisation conformément aux dispositions
pertinentes de la charte des Nations unies et de la résolution
de l'assemblée générale 1514 (XV) contenant la
déclaration sur l'octroi de l'indépendance aux pays et
aux peuples coloniaux de 1960.
Depuis lors, tant la 4ème commission que l'assemblée
générale de l'ONU n'ont cessé de rappeler cette
exigence. Et l'on doit ajouter que, même s'il a quelquefois
éludé cet aspect de la question, le conseil de
sécurité y a de façon constante fait
référence dans ses propres résolutions, en
réaffirmant « le droit à
l'autodétermination du peuple du Sahara Occidental
».
Le récent avis du département des affaires juridiques
de l'ONU (janvier 2002) &endash;dont Mme Lalumière omet
également l'essentiel- affirme que le statut international de
territoire non autonome du Sahara Occidental n'est pas
modifié.
L'OUA,
grande absente du rappel « historique » de Mme
Lalumière, a, elle aussi, confirmé le droit à la
décolonisation du Sahara Occidental. Après avoir
affirmé ce droit de la colonie espagnole, elle a tenu ferme
sur le principe, inscrit dans sa charte fondatrice, de
l'intangibilité des frontières héritées
de la colonisation. Cette position, contraire aux prétentions
hégémoniques de Rabat, lui a valu maints chantages et
pressions qui ont abouti, en 1984, au retrait définitif du
Maroc de l'organisation panafricaine. N'oublions pas que c'est la
résolution AHG 104 (XIX), adoptée le 8 juin 1983 lors
du 19ème sommet de l'OUA à Addis Abéba, qui est
la base du plan de règlement accepté par le Maroc et le
Front Polisario et adopté à l'unanimité par le
conseil de sécurité des Nations unies en 1990. Cette
résolution appelait à des négociations directes
entre le Maroc et le Front Polisario, à un cessez-le-feu
bilatéral et à un référendum
d'autodétermination sans contraintes administratives ou
militaires, sous les auspices de l'OUA et de l'ONU.
L'Union africaine qui remplace désormais l'OUA affiche une
même inflexibilité sur cette question. En effet, ne
vient-elle pas de désigner le président sahraoui,
Mohamed Abdelaziz, représentant du Maghreb en son sein et l'un
des 15 vice-présidents de son conseil de paix et de
sécurité ?
L'Espagne
a « hérité » à la
conférence de Berlin de 1884 du territoire du Sahara
Occidental (Saguia el Hamra et Río de oro), mais
également, outre le Rif et Ifni, de la zone dite de Tarfaya
(entre la Saguia et le Draa). Si, en accord avec la France, elle a
institué un protectorat sur cette région, elle a fait
de « son » Sahara une province dûment
représentée aux Cortés et jouissant d'un pouvoir
local consultatif, la djemaa.
Évoquer la présence historique de l'Espagne sur ce
territoire à travers le seul accord de Madrid du 14 novembre
1975, c'est occulter près d'un siècle d'histoire
commune avec les Sahraouis. Des relations, même conflictuelles,
n'excluent pas un respect mutuel, ni la reconnaissance du droit du
peuple colonisé. Sinon, comment comprendre que Franco, le
caudillo espagnol, ait pu adresser à la djemaa en septembre
1973, un tel message : « le peuple sahraoui est l'unique
maître de son destin et (...) personne n'a le droit de faire
violence à sa volonté » ? Et par lequel
l'État espagnol s'engageait « solennellement à
garantir que la population du Sahara choisira librement son
destin » ? Comment également expliquer l'acharnement
de l'ambassadeur à l'ONU, Jaime de Piniés, à
défendre le droit inaliénable à
l'autodétermination des Sahraouis ? Comment, encore,
interpréter les propos du prince d'Espagne, Juan Carlos de
Borbón y Borbón, nouvellement chef d'État en
fonctions en raison de l'agonie de Franco, à El Ayoun, le 2
novembre 1975 : « L'Espagne respectera ses engagements et
essaiera de maintenir la paix, don précieux que nous devons
conserver. Nous désirons protéger aussi les droits
légitimes de la population civile sahraouie, compte tenu que
notre mission dans le monde et notre histoire l'exigent » ?
Comment expliquer que le ministre de l'information, Léon
Herrera, déclare en mai 1975 que « le Front Polisario
est une réalité que l'Espagne prend en compte
» ? Et que le ministre des affaires étrangères,
Pedro Cortina Mauri, négocie, en septembre 1975 à
Alger, avec ce même Polisario ? Comment enfin, comprendre le
soutien unanime et exemplaire du peuple espagnol à la cause
sahraouie aujourd'hui ?
Le Front
Polisario s'est bel et bien constitué officiellement en
1973 en mouvement de libération. Mais réduire le
sentiment national et la volonté d'indépendance du
peuple sahraoui à cette seule évocation, c'est omettre
bien des faits historiquement avérés et dissimuler la
résistance farouche des Sahraouis à toute domination
étrangère au cours des siècles : les (rares)
incursions marocaines au Sahara ont, toutes, subi de cuisants
échecs ; nombre d'explorateurs et d'aventuriers occidentaux,
avant la colonisation, se sont risqués au péril de leur
vie à traverser le territoire ; enfin, les colonisateurs
(espagnols et français) ont enduré tout au long de leur
présence dans la région les assauts de ces «
irréductibles ». Telle est la situation qui a conduit les
Espagnols à limiter leur résidence à la
côte atlantique et à unir leurs forces aux troupes
françaises &endash;des territoires alentour, Algérie,
AOF, et sud Maroc- pour mener l'opération Écouvillon de
1958. S'il a fallu une telle alliance militaire et l'utilisation
conjointe de l'aviation des deux États pour écraser la
résistance sahraouie, c'est bien que celle-ci était
vive et sans cesse en action.
Parallèlement, à cette époque est
déjà constitué au sein de la population un
mouvement politique de libération, le MLS. Son action
militante s'exerce à travers tout le territoire et
au-delà. Ce mouvement, pacifique, objet de représailles
sanglantes en 1970, est, alors, remplacé par le Front
Polisario en mai 1973, qui décrète, lui, la lutte
armée d'indépendance.
C'est encore réduire le sentiment national des Sahraouis et
l'audience du Polisario que de faire l'impasse sur le rapport de la
mission de visite de l'ONU qui, comme Mme Lalumière et sa
délégation, a sillonné le territoire et les
alentours en mai 1975. Dans ce rapport, publié en octobre
1975, la mission affirme que « le Front Polisario est apparu
comme la force politique dominante dans le territoire » et
que la quasi-unanimité de la population à
l'intérieur du Sahara espagnol « s'est
prononcée catégoriquement en faveur de
l'indépendance et contre les revendications territoriales du
Maroc et de la Mauritanie ».
Une somme d'autres inexactitudes, voire de contrevérités flagrantes, confirme le manque de rigueur du rapport Lalumière et met en cause la crédibilité de la délégation ad hoc du parlement européen.
L'accord de
Madrid du 14 novembre 1975, n'a pas devancé la «
marche verte », mais le contraire, puisque celle-ci a eu lieu le
6 novembre. Elle est annoncée le 16 octobre 1975 par Hassan
II, dès la publication de l'avis de la CIJ et du rapport de la
mission de l'ONU. Elle est d'ailleurs précédée,
dès la fin-octobre, de la violation de la frontière
nord-est par l'armée marocaine. Cette double « incursion
» ne se situe pas non plus, comme Mme Lalumière le
prétend, après l'évacuation des Espagnols dont
le retrait définitif a officiellement lieu le 26
février 1976. L'inversion des dates n'est pas sans
conséquence sur l'analyse de la situation. Elle donne à
une agression caractérisée, à un fait accompli,
l'apparence d'une opération bénigne, pour ainsi dire
autorisée. Or, le 6 novembre 1975, le conseil de
sécurité adopte une résolution (380) enjoignant
au Maroc de « retirer immédiatement du territoire du
Sahara Occidental tous les participants à la marche
»
Évoquer au détour d'une phrase la République
arabe sahraouie démocratique, née dans la nuit du
26 au 27 février 1976, sans donner les motifs de sa
proclamation, ni en rappeler les circonstances, c'est
présenter comme une lubie un acte fondé juridiquement
et parfaitement légitime. Il s'agit pour le peuple sahraoui,
le jour du retrait officiel de la puissance coloniale et après
la dévolution à titre provisoire aux deux États
voisins (Maroc et Mauritanie) de l'administration du territoire, de
rappeler son exclusive souveraineté sur celui-ci. Comme
l'indique l'avis juridique de l'ONU de janvier 2002, cette
administration provisoire -qui dure du seul fait de l'occupation
néo-coloniale marocaine-, n'a pas changé le statut du
territoire ni en rien modifié le droit inaliénable du
peuple du Sahara Occidental à l'autodétermination. Dans
les résolutions de l'assemblée générale
de l'ONU, et dans l'attente de sa décolonisation effective,
l'Espagne demeure la seule puissance administrante du Sahara
Occidental.
Dire que le processus d'identification du corps électoral
est interrompu par l'ONU depuis 1996 « en raison du refus
des deux parties de coopérer » (Maroc et Front
Polisario), c'est ignorer les arguties et atermoiements du Maroc pour
sortir du cadre prévu et « gonfler » la liste des
électeurs qui ont conduit au blocage. Cette attitude,
qualifiée (en 1995) de « murs de voyous
» par l'ambassadeur américain, Frank Ruddy,
vice-président de la commission d'identification, a
été récemment (février 2002) par le
secrétaire général de l'ONU tenue pour
responsable des obstacles à l'organisation du scrutin
d'autodétermination attendu. C'est conforter l'absence de
volonté politique des Nations unies à mener à
son terme la décolonisation du territoire qui, de
tergiversations en reculades, fait le jeu de l'agresseur marocain et
dont la proposition « d'accord cadre », est l'ultime et
exécrable avatar.
Autant
d'à peu-près et d'inexactitudes dans le rapport de la
délégation ad hoc sont la marque pour le moins
de la légèreté intellectuelle de son auteur, qui
déshonore ses titres d'ancien ministre et de
vice-président d'un parlement représentant quinze
États. Cette constatation est particulièrement
affligeante si l'on a un naturel respect pour les institutions
démocratiques. L'attitude de Mme Lalumière jette le
discrédit sur la hiérarchie politique à un
moment où celle-ci, notamment en France et toutes tendances
confondues, est accablée de tous les maux, comme vient de
l'indiquer une écrasante majorité d'électeurs
lors des récentes élections.
En fin de compte, le rapport de Mme Lalumière constitue une
« réécriture » de l'Histoire, signe manifeste
d'une volonté de désinformation. Les analyses de
l'auteur -qui excèdent le cadre de la mission d'une
délégation ad hoc- sont entachées de
partialité. Comment peut-on analyser des relations
internationales, tenter de trouver les clefs d'une crise et avancer
des propositions efficaces avec si peu de scrupules ? Trahir les
faits et le droit international ne peut conduire qu'à de
mauvaises solutions, indignes d'une organisation qui se respecte et
dangereuses pour toute la région ! Prôner la mise en
uvre de « l'accord-cadre » qui préconise
l'intégration du Sahara Occidental au Maroc avec un semblant
d'autonomie, c'est favoriser les auteurs d'une agression au
mépris du droit d'un peuple, c'est accorder une prime à
la politique du fait accompli et un encouragement à sa
pratique ! L'occupation de l'îlot de Perejil en est la
récente et triste démonstration.
(*) Délégation ad hoc Sahara Occidental, Rapport de la Présidente, Mme Catherine Lalumière. (à télécharger format Word)